mercredi 19 septembre 2007

Chapitre trois, les reliques du mort.


BO, si tu en as toujours le courage :
Noir Désir, Des Visages, des Figures, l'album entier.
System of a Down, discographie complète. Violent Pornography en particulier.

Au bout de ma première semaine, je prends mes quartiers chez Olivier, bon Samaritain dans un pays qui ne veut décidément pas de moi, puisqu'on vient de rejeter ma candidature hardie pour un poste de rêve qui promettait des épinards dans le beurre, l'argent du beurre, et pourquoi pas, la crémaillère, puisque j'escomptais emménager le plus tôt possible. Je croyais encore, misérable gros-plein-de-rêves, que ça allait être facile. J'aime bien Olivier. On s'est déjà croisés quelquefois sur le centre-ville, lui sirotant gentiment son demi-litre bien mérité et moi, buvant encore timidement un Coca toujours étranger. Il s'est montré très arrangeant pour partager sa chambre avec désinvolture et gentillesse. Et puis, Olivier, c'est cet air indifférent quand je l'appelle en bas d'une rue que je ne connais pas, accompagné de mon sac et du froid bruineux, qui m'indique la route. "Tu vois le take away ? Ouais, bon, tu prends la rue qui monte sur la gauche. T'es plus très loin. Tu m'appelles quand tu arrives au feu." Le froid et mon sens de l'orientation qui tient plus du pigeon que du voyageur me font craindre le pire. Je me suis déjà perdu dans Dublin de nuit, mais jamais avec mes 15 kilos syndicaux sur l'échine. Olivier, c'est quand deux minutes après l'air indifférent, il m'appelle, soucieux :"Ca va, tu trouves ? Attends, je viens te chercher." Je ne cache pas mon bonheur de retrouver un bon vieux manteau bleu d'hiver et un bonnet que je commence à connaître en haut d'une rue. Olivier me brieffe sur ses colocataires que je ne manquerai probablement pas de rencontrer : Il y a Helena, espagnole de carte d'identité, catalane du coeur, barcelonaise du foot, Adam, premier homme, polonais énigmatique a l'allure d'ancien du KGB, lui êtrrrre venu trrrrouver rrrrefuge ici en Irrrrlande parrrrce que moi rrrrrecherrrché dans pays, qu'Olivier n'aime pas depuis qu'il se révèle que cette pauvre pomme d'Adam ne connaît que huit mots d'Anglais malgré déjà deux années passées ici. Il y a "I want coffee", et "you tidy living rrrroom" aux "r" roulés comme dans le discours du premier pape venu, quand Olivier se livre méthodiquement à un génocide de chips dont il creuse les charniers dans la moquette élimée et vieille.
Et puis il y a deux colocs slovaques invisibles, qui bossent la journée, bossent la nuit, et parfois, dorment dans leur chambre. Olivier déshabille hardiment Paul (le canapé du salon) pour habiller Pierre (c'est le nom de ma couchette), et me voici installé au pied de son lit, sur un matelas Edition spéciale Coussins de Canapé. Me voici également en route pour, je ne le sais pas encore, trois semaines menées tambour battant aux côtés d'Olivier et de sa folle équipée sur les trottoirs dublinois, le tout dans le froid, parfois sous la pluie, avec son taux d'alcoolémie qui fait roter les alcootests et rire les Gardai, policiers irlandais. Le fait est que j'ai fait Kosovar trois semaines en tout chez lui, et que j'ai passé les nuits des week-ends seul dans sa chambre.

L'alcool agit sur Olivier de la même façon que le Coran agit sur un intégriste catholique, c'est-à-dire qu'il lui efface assez efficacement la mémoire. S'il a les cheveux ras, c'est parce que juste avant le jour de l'an, éthylisé, il a permis qu'on lui rase la tête intégralement et approximativement.

Le premier week-end, Olivier se traîne péniblement dans sa chambre vers 10h du matin et ne me réveille même pas, puisque, ne connaissant pas encore le dinosaure et m'inquiétant facilement, je ne dormais que d'une oreille distraite. Olivier marmonne de sa voix suraigue et cassée qu'il ne se souvient pas de grand-chose, et j'apprends avant l'extinction temporaire du système qu'il rentrait chez lui et que son regard flouté s'est posé sur un matelas qui l'appelait doucement, caché sous une avancée d'immeuble le long du trottoir. Ne résistant pas à l'appel de cette sirène délicieuse et, il faut bien l'avouer, séduisante, Olivier a dormi sur le matelas en pleine rue pour ne retrouver que son esprit (en a-t-il plus d'un à ce moment de la journée ?) et ramper en direction de sa maison. Je me suis parfois demandé s'il ne s'était pas fait tatouer le plan de Dublin sur le corps. Sous le coude, son adresse, dans le bas du dos, le numéro de la ligne de bus pour rentrer. Le sommeil le gagne environ huit secondes après son irruption dans la chambre, le bonnet toujours en équilibre sur le côté de sa tête. Les week-ends sont consacrés à deux choses : à la visite des amis qu'il s'est faits sur Dublin, qu'ils soient collègues de travail d'IBM ou bien rencontres heureuses du net, et à la dilapidation de son salaire sobrement gagné pendant la semaine. C'est comme ça que je fais la connaissance d'Hocine, de Lucie, de Mickaël, de Rachel, d'Anaïs et d'Hélène. La bande est déjà solidement constituée, gentiment délurée. Je découvre les pubs dublinois et la descente vertigineuse vers les reins d'Olivier. Un soir, il rentre passablement buvard alors que je bouquine. Répondant, plein de fois devenant coutume, à une de ses pulsions, il veut dormir avec sa coloc slovaque qui dort à-côté. Il sort de la chambre, commence à frapper discrètement à 320 décibels contre la porte. Je sors de la chambre en trombe, essaie physiquement de le retenir, le tire par le bras. Il n'en démord pas. Alors j'ai une idée. Je lui dis : "Olivier, tu fous quoi ? Y a une de tes colocs qui dort déjà dans ton lit, viens voir !" Lecteur attentif, me croiras-tu ? Olivier me suit en me disant "Ah ouais ?". Deux mètres plus tard, il arrive devant son lit, a déjà oublié ce qu'il venait y chercher, tombe et s'endort.

Le deuxième week-end, je perds Olivier dans Temple Bar, quartier des pubs. Nous sommes le 25 janvier. Nous fêtons avec des collègues de boulot d'Olivier hermétiquement imperméables dans une joyeuse boîte de nuit, et Olivier est comme un poisson dans de la Guinness. Il n'est pas rare d'ailleurs de le voir commander ses pintes par deux et se trémousser sur la piste de danse, les deux mains prises par deux brunes très moussues. Le collier des heures qu'il enfile tranquillement dans la soirée est balisé par les litres, à l'image des perles minutales (ou minutiennes, je ne sais plus), qu'il enfile avec la même efficacité. Je le vois tendre sa carte bleue pour récupérer du liquide, en gros. De toute façon, il a vérifié avant d'entamer la soirée son compte en banque, son salaire d'environ 400 euros est tombé. Alors qu'Olivier vient de commander deux nouvelles pintes, il cède à la pulsion irrépressible de fumer une cigarette. Pour ça, il nous faut sortir, puisqu'en Irlande, il est désormais interdit de fumer à l'intérieur, pour le plus grand bonheur des non-fumeurs et des chiens policiers. Les portes sont solidement encerclées par d'impénétrables videurs à oreillette. Olivier pose ses meilleures copines, sort les reliques d'un paquet et m'emmène vers la rue. Les deux videurs s'écartent, et nous nous retrouvons sur le trottoir. Olivier allume sa cigarette, tire dessus. Il titube, parle d'une voix suraigue, heurte un plot en acier et commence à entamer une discussion coléreuse avec ledit plot. C'est à ce moment-là que je me rends compte que son entendement est aussi noyé que Jeff Buckley et qu'il va être rigolo à ramener dans sa maison, Hallelujah ! Au moment de rentrer dans la boîte, le videur, rasé mais pas aveugle, dresse le même constat que moi, et lui demande de le regarder dans les yeux, histoire de tester son acuité rétinienne, sans doute. Quand Olivier regarde distraitement le panneau au premier étage, le videur décide qu'il ne peut plus rentrer. L'Irlande et ses videurs qui laissent sortir mais jamais récupérer les sacs et les manteaux restés à l'intérieur, c'est tout un poème... Je négocie en tant que personne sobre pour monter et récupérer les affaires restées en haut, après quoi, on se barre, par la force des choses à oreillettes qui mordent. Je grimpe, préviens ses collègues, récupère son manteau et *argh* son portable, ainsi que son bonnet légendaire. Le temps de redescendre pour équiper le bébé, je me rends compte qu'il a disparu. Je quadrille le quartier, à la recherche d'une silhouette titubante et décharnée, occupée à regarder le ciel, se faire des amis temporaires ou à uriner discrètement au milieu de la rue. Rien. Une heure, puis deux de quadrillage intensif, des appels un peu inquiets passés de son portable, et les avis sont unanimes : "Il a déjà fait le coup, rentre te coucher, il devrait rentrer normalement." Je rentre à pied, espérant de toutes mes forces qu'une fois rentré, je trouverai une bosse sous la couette. Mais en vain (de messe). Je me couche, ne dors pas très bien, avec cet éventail de problèmes qui se déplie entre mon sommeil et ma conscience : il fait froid dehors, il n'a pas de manteau s'il veut dormir dehors, pas de portable, pas d'argent donc pourquoi il ne rentre pas tout de suite, et pour Olivier, on ne dit pas "c'est étonnant", on dit "c'est un tonneau". La question me hante : "Je fais quoi, moi, demain, si je me réveille et qu'il n'est toujours pas là ?" Je veille une autre paire d'heures et épuisé, je m'endors. Le zombie Duchemin pousse difficilement la porte de son antre vers onze heures du matin. Il pue passablement, il parle à son lit, son disque dur a subi deux ou trois formatages, le mode "veille" le prend immédiatement. Au milieu de l'après-midi, il émerge doucement, amorce une ou deux remontées, et décide de scotcher sa fin de journée devant un film sur le pc portable. Au bout de deux films, l'idée lui vient de tâter sa poche. C'est là qu'il fait une découverte capitale : dans sa poche, il retrouve un procès-verbal de la police pour ébriété sur la voie publique, et une convocation pour voir un psychologue, puisque, la feuille le dit, s'il était si imbibé d'inflammable, c'est qu'il a un problème, raconte-nous tout, en Anglais, please. C'est le stimulus qui lui manquait pour reconstituer la fin de sa nuit... Nous décidons d'aller faire les courses. Olivier veut jeter un coup d'oeil amnésique à son compte en banque. Sur les 400 euros qu'il a touchés en fin de semaine, aujourd'hui dimanche, la machine lui annonce froidement qu'il lui en reste environ... 15. C'est décidé, pour la suite, il retire 50 euros et me refile sa carte pour la soirée, avec consigne de refuser de lui donner même sous la pression, fût-elle ambrée.

La semaine qui suit, Olivier décroche un entretien pour un travail intéressant en France, voilà pourquoi le week-end qui suit sera son dernier. Il promet à ses amis de revenir les voir, garde contact, embrasse tout le monde à la mort, à la vie. Le frère d'Hocine est là pour le week-end, et avec le départ d'Olivier, ça fait une vraie bonne raison de se faire péter le foie. Embarqués à sept dans un taxi qui s'amuse à lâcher le volant à 80 pour rigoler le long de Merrion Square, embringués dans une boîte pleine comme un oeuf, la nuit dure longtemps. Les filles, Hélène, Rachel et Lucie se partagent le lit et suffoquent de rire, on ne saura jamais si c'est pour l'état général de la chambre ou si c'est parce qu'au milieu du lit, elles ont trouvé une assiette avec des restes de poulet. Le frère d'Hocine, Abed, est réveillé à neuf heures du mat par le bruit d'une boîte qu'on décapsule. La journée d'Olivier commence, son avant-dernière à Dublin. Avec Rachel et Abed, nous formons un trio qui surveille Olivier, et pourtant, encore ce jour-là, il disparaît. Nous hurle au téléphone qu'il arrive dans deux minutes, part en courant le long de la longue O'Connell Street, et ne nous trouve jamais au rendez-vous au Spire. Je rentre vers deux heures du matin, et ce coup-ci, trouve une bosse sous la couette qui a tout oublié le lendemain.
Les semaines avec Olivier étaient, contre toute attente, très tranquilles. Nous carburions vaillamment au poulet ou aux steacks surgelés avec des chips, au Coca au sucre et à l'eau. La journée, je passe du temps sur internet afin de transmettre mon cv au plus grand nombre de Grosses Boîtes, passe un ou deux entretiens téléphoniques dont un avec une Française en Anglais approximatif des deux côtés de la Manche. Les Français connaissent les mots, mais ont un accent d'appellation d'origine incontrôlée. Je me retrouve à développer le métier fictif que j'ai noté sur mon cv et que je n'ai pas exercé pendant deux ans à mi-temps, puisque c'est celui qui intéresse le plus les boîtes qui m'appellent. J'invente une combine : Sur mon cv, un emploi fictif avec le nom d'une vraie entreprise. Pari risqué, puisque parfois, les agences de recrutement veulent vérifier la véracité de l'expérience, n'étant pas le premier saumon à tenter de remonter le Mississippi. Du coup, s'ils veulent appeler un numéro, je leur en donne un. C'est celui d'Efix, qui jouera le rôle de boss fictif. En cas d'appel, il doit me recommander chaudement en admettant mes qualités d'employé modèle, standard, dévoué et gagneur. Un grand merci à lui d'avoir accepté. Je distribue grâcieusement mes deux feuilles de vie (fictive et vécue) dans les boîtes d'intérim et de recrutement. Au terme de ces trois semaines de douce cohabitation, je me retrouve à battre le pavé dublinois, un matin ensol(mm)eillé, de retour à mon point de départ, Abraham House, auberge de jeunesse éternelle, et vraiment seul. Nous sommes le 5 février, ça fait presque un mois que je suis là, et je n'ai toujours pas de travail, je viens de perdre ma presque maison. Mon stress est proportionnellement inverse à l'argent qu'il me reste sur mon compte en banque que je ne peux même pas consulter sur internet d'ici. Le moral ? Il est pourtant bon. Je ne désespère toujours pas de trouver l'Eldorado, et puis, Olivier m'a donné un beau coup de pouce. Il ne m'a pas enlevé l'épine du pied, mais par contre, l'a coloriée en vert, c'est moins désagréable. Il m'a permis de gagner du temps, de prendre des contacts, de rencontrer des gens, de me nourrir de poulet et de quarter-pounders (steaks hachés) surgelés, "ce soir, on fait du riz ? Ca va changer des pâtes.",de me découvrir une passion pour les chips au vinaigre, et de faire une overdose de Noir Désir et de System of a Down. Sa maison va me manquer, comme il le dit, "my shit house, don't matter", avec son salon et sa moquette pourrie, son polonais qui vient fumer dans le salon et que je ne vois que se faire du café et du ragoût, son matelas défoncé au milieu du jardin sur lequel Olivier pisse en fin de soirée, sa chambre glaciale et la clé au fond de ma poche qui me dit que ce soir, je ne dormirai pas dehors. Pourquoi j'avais la clé ? Si Olivier ne me l'avait pas donnée, on aurait dormi tous les deux dehors, tiens.

Citation : Dialogue avec Abed.
"Il y a quand même vachement de Français ici, à Dublin."
Lui : "Ouais, c'est dingue. En fait, nous, les Français, on est les Arabes de l'Irlande !" joli pied-de-nez algérien en arabesque...


NdA, c'est avec un vrai plaisir que j'aurais mis des photos que j'aurais prises moi-même, si seulement je ne m'étais pas fait tirer mon appareil-photo à l'auberge durant ma première semaine. D'ici là, voici d'autres photos prises par d'autres gens, les miennes viendront, patience. Merci donc à Ragile, et à GranDavid pour leur contribution sans doute consentante.

PS : Si jamais un jour vous voyez un saumon remonter le Mississippi, envoyez-moi un mail, hein.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Je vois que le nombre de commentaires est plutôt inversement proportionnel au temps que tu as mis à accoucher... Et pourtant, Dieu sait que tes rimes sont de nacre, et ta prose, celle d'un poete d'Orient...

Anonyme a dit…

Merci à toi, mon p'tit : qu'est un numéro de téléphone contre une prose si agréable ? Sérieusement, c'est bon, très bon, même, et vachement bien rendu. En plus, c'est marrant, et même pô glauque. Ca donnerait presque envie, sais-tu ?

Anonyme a dit…

Merci pour ces lignes que j'attendais depuis longtemps!!! Toujours un plaisir de te lire, encore plus d'avoir vécu ces aventures avec toi (M'en fous on voit pas ma tête ;))
Keep writing, plizzzzzzz!! Love ya

Anonyme a dit…

J'ai rien compris, j'parle pas anglais.
Mais j'admire l'homme ! Pas toi, Olivier, je respecte : sérieux la semaine, inversement proportionnel à son sérieux le weekend.
En plus informaticien, c'est un beau métier ça, hein ?

J'ai pas compris la photo du meeting de Rafarin.

Anonyme a dit…

Ca serait sympa de prévenir la prochaine fois...
J'aiattendu pendant des semaines (mois ?) et c'estquand je ne viens plus voir que tu publies. Tu l'fais expres avoue tout !