vendredi 16 mars 2007

Au risque de s'y plaire, au moment de s'y croire., V 0.2



Je me suis réveillé un matin d'hiver froid comme n'importe quel matin d'été Dublinois, sauf que j'étais encore dans mon pays natal. Je veux dire, le pays qui m'a vu voir le jour, quoi. J'avais très peu dormi, comme à la veille de n'importe quel départ avec trajet long et destination qu'on n'a pas encore visitée, dont on n'a vu que les photos et entendu les récits que seuls les Anciens et les Troubadours qui parcourent les pays racontent, la mémoire embuée, un soir d'éthylisme ou de fête, comme à la veille de n'importe quel jour où on s'apprête à plonger la tête la première à reculons (essayez cette nouvelle position, c'est très rigolo) dans quelque chose dont on sait que ça va être très Grand, très Impressionnant, et finalement, dont on a terriblement Peur.
Je suis sorti de ma cahute, pour faire le tour une dernière fois de ma tribu. La veille, j'avais abondamment fêté le Départ, à rendre témoignage de la capacité du corps humain à absorber une quantité non-négligeable d'hydromel et autres nectars qu'on ne dit que divins car ils dépossèdent la conscience de la raison, en plus d'avoir le pouvoir mystique de rendre marrant l'humour de Laurent Gerra. Je dis "rendre témoignage", car Tu sais bien que je ne bois pas, enfin. J'ai remisé et vérifié mes armes, rangé ma fidèle épée, affûté mon bouclier, et repris mon baluchon. J'ai caressé une dernière fois ma compagne et monté une dernière fois mon cheval, à moins que ce ne fût le contraire, je ne sais plus, c'est une autre vie. Mon père, le Chef respecté de la tribu, est venu me voir solennellement et m'a tapé l'épaule en me disant "Courage, fils. Sois fort."
Ce jour-là, je suis parti, j'ai quitté le pays que je connaissais, je laissais derrière moi des tas de gens que j'aimais (moins que mes parents, bien entendu), et j'ai embarqué pour Le Grand Voyage Initiatique, ce jour-là, je suis parti pour Devenir Un Homme.
La cité de Baile Atha Cliath, la Mystique, la Superbe, l'Unique, m'attendait.
Finalement, pour le départ, je n'ai pas eu d'emmerdes, sauf quand la douane, à l'aéroport, a vu mon épée, mon bouclier et mon manteau de peau. Forcément, pour le détecteur de métaux et produits explosifs, ça passait moyen.
C'est ainsi, ou presque, que je me suis retrouvé un beau matin ensoleillé d'hiver à Baile Atha Cliath, c'est-à-dire qu'il pleuvait, mais qu'il n'y avait pas de vent, avec un sac et le minimum vital, soit environ 25 kilos de trucs non-explosifs, non-coupants, non-musulmans-terroristes, ainsi qu'un petit noeud quelque part dans l'estomac.
"Far away,
the ship is taking me far away,
Far away from the memories
Of the people who care if I live or die
The starlight, I will be chasing the starlight
Until the end of my life,
I don't know if it's worth it anymore"

(Petite parenthèse informative)
Dublin, ou Baile Atha Cliath. A vrai dire, même encore aujourd'hui, j'ignore si les Irlandais sont très attachés à leur langue Irlandaise, c'est-à-dire le Gaëlique. Une Native un peu éméchée m'a, un soir, alors que nous sortions tous les deux sourds d'une énième teuboi irlandaise, avoué que les Irlandais avaient Gaëlique obligé en cours de langue quand ils étaient bébés, mais qu'elle trouvait ça un peu con, parce qu'aujourd'hui, comme le Breton, y avait que les ringards et les darons qui le bredouillaient les soirs hydroméliques ou les départs des Jeunes pour leur Grand Voyage Initiatique A Eux. Le fait est quand même qu'il n'est écrit nulle part sur une plaque minéralogique "Dublin", mais Baile Atha Cliath, et qu'il suffit de s'engager un peu plus dans les terres pour voir que les panneaux ne sont même plus traduits dans la langue de l'Envahisseur et Meilleur Ennemi. On a failli se paumer dans le Connemara, c'est dire.
De même, la ligne de bus de Dublin s'appelle Bus Atha Cliath, et non "Ligne of Bus Of Dublin", "Réseau of Transport in Commun of Dublin", ou ce genre d'appellation d'origine contrôlée jusqu'en 1921. Le nom des stations de Tram est aussi dans les deux langues, soit en Anglais et en Elfique. (Je dis ça à l'adresse de tous les jeuuunes qui ont les cheveux très longs, des t-shirts noirs et des semelles compensées de travesti clouté et au bord du désespoir, ça va les faire sourire aigrement.)
Enfin, il y a régulièrement des stages proposés pour apprendre à parler comme Sauron en VO.
Comment prononce-t-on dans la langue ce nom qui rappelle le cliquetis des épées au petit matin, les vilains Orcs, les albums des Corrs, les chansons de U2 et les concerts des Cranberries, les Leprechauns rigolards et les invasions de dragons venus du Royaume Maléfique que seule l'Epée Magique de Zorg L'Embaumeur repoussera sans coup férir ?
Eh bien, c'est très compliqué. Après avoir vu les mots "Elfique", "Zorg" et "Férir", vous pensez évidemment à mettre votre langue entre vos dents de devant et vous appliquer à prononcer un beau [th] en elfique ou en Anglais, (bien que les Elfes soient d'un blond un peu moins sale que les Anglais) eh bien vous avez tout faux, un peu comme ceux d'entre Toi qui pensaient voir un rapprochement du "Baile" avec "Baila" dans "Baila Morena". Voilà ce que ça donne, en gros :
"Boya Oha Clia' ".
Je suis désolé, je ne peux pas faire moins compliqué. En revanche, si vous voulez pratiquer la langue, c'est simple, il suffit de le dire très vite et plein de fois. Vous saurez ainsi dire "Dublin" en Elfique, et vous vous attirerez les sympathies de n'importe quel Ancien rencontré dans un des nombreux pubs de Temple Bar, qui vous racontera sa vie, vous paiera un coup et vous demandera votre numéro de téléphone elfique.
Mais alors, me demandez-vous, avides de savoir car vous vous étiez renseignés dans votre coin, comment ça se fait qu'alors que tant de noms Anglais ne sont qu'une adaptation des noms gaëliques, "Baile Atha Cliath" ne ressemble pas à "Dublin", parce que j'me suis entraîné beaucoup, et même en le prononçant très vite et avec la bouche pleine de balles de ping-pong, "Baile Atha Cliath" ne ressemble guère à "Dublin" ?
C'est simple, c'est parce que "Dublin" vient du Celte (les blonds sales qui boivent le sang de leurs ennemis dans l'utérus encore chaud de leurs femmes, qui forgent les barres à mine en tapant sur le métal rouge avec leur poing fermé, et qui parfois se réunissent sur un stade pour essayer de faire passer une calebasse entre deux poteaux), alors que "Baile Atha Cliath" vient du Gaëlique (les superbes blonds au visage très fin qui vivent dans les bois, se nourrissent de baies sauvages, ont un arc en titane de boulot, parlent l'Arbre, et ne font jamais caca).
"Dublin" vient du Celte "Dubhlinn", ce qui veut dire "La Mare Noire". C'est le côté boîte de nuit ou fosse septique.
"Baile Atha Cliath", le nom gaëlique, signifie "La Ville Du Gué aux Claies". Vous voyez dès à présent la différence entre le lyrisme délicat du Celte et celui, en dentelle finie à la main, du Gaëlique. Pour information, car je sais que ça vous intéresse, ce gué dont je viens de vous parler a été bâti il y a fort longtemps par Conor MacNessa, roi de l'Ulster. Ce roi de l'Ulster, qui était décidément un très bon bâtisseur en plus d'être un monarque hargneux, a construit ce gué pour franchir la rivière Liffey (Prononcez "Lifi", comme dans "Chaîne Liffey", ou "Connexion Liffey")
Je pourrais encore parler de l'histoire de la ville de Dublin, mais enfin, vous avez décroché depuis longtemps.
(Fin de la parenthèse instructive)

Me voilà donc, errant, perdu, et à vrai dire, sans aucun point de chute précis, dans une rue que je connais pas, dans une ville que blablabla. Je me souviens avoir regardé le paysage par la fenêtre de la navette qui m'emmenait vers le Centre-Ville (les salauds, leur navette coûte six euros, alors que le même trajet en bus de ville en coûte moins de deux.), avoir rigolé en passant devant l'église de St Francis-Xavier, sans doute un Saint à quatre cordes ou chauve, et d'avoir prononcé ma première phrase en Anglais dans ce monde de brutes. "Is it O'Connell Street ?", ai-je osé demander. Quand on sait qu'O'Connell Street, c'est, comme ils l'appellent, les Champs-Elysées dublinois, c'est une première question un peu rigolote. "Yes", she told me. Alors évidemment, vous pensez bien que ça aurait été trop facile de se retrouver dans la rue principale de Dublin, c'est pourquoi je ne suis descendu que deux arrêts plus tard, sans doute pour prouver que j'avais de l'humour, ou pour avoir déjà un truc à raconter. Perdu dans une rue sombre, je commence à découvrir les joies de la conduite à gauche, des "regardez à droite quand vous traversez" (vérifiez vous-mêmes. Quand vous traversez, vous regardez à gauche, ou alors vous venez de vous faire écraser.) C'est alors que je commence à entrevoir l'étendue de mon malheur, puisque je réalise que je suis parti avec le minimum vital pour un con comme moi, c'est-à-dire aucune carte, ni aucun guide, juste un sac avec deux lanières Edition Limitée Lames de Rasoir en Plomb Rouillé. Je demande à gauche et à droite (avant de traverser, bien-sûr), et finis tant bien que mal par arriver devant ce qui sera ma maison pendant quelques mois et dont le nom était écrit sur un bout de papier perdu au fond d'une poche, mais je ne sais plus laquelle, attends, j'pose mon sac pour vérifier : Abraham's House, 82-83, Gardiner Street Lower. Pour la Sécu irlandaise, je réside toujours à cette adresse, où, si l'on se fie à leurs données, je partage ma chambre avec 1237 Polonais, 438 Tchèques, 11384 Français, et 34 Corses.
Je rentre dans le hall, là où j'écris cet article en ce moment même, et demande si une chambre est libre. C'est alors que je rate le premier contact avec le vrai autochtone, puisqu'il me tend la clé, et me dit
"jkfdjkzlsdroomfdjhndjnelevenhoursinthemorningdfjkskdsjkplease."
Ce à quoi je ne trouve rien à répondre de plus syntaxiquement correct que "Ok."
Je grimpe dans ma chambre, pose mon sac, respire.
Premier Jour.

B.O : Starlight, Muse.
Et définitivement cette chanson pleine d'espoir, trouve-je, Exit Music (For a Film), Radiohead.
"Wake
From your sleep,
The drying of your tears
Today...
We escape...
We escape...

Pack
And get dressed,
Before your father hears us
Before... all hell... breaks loose.

Breathe
Keep breathing
I can't do this
Alone"
We hope, that you choke/That you choke.