vendredi 26 septembre 2008

Une bande originale

Lecteur, mon canard laquais, laisse-moi t'abreuver de cadeaux, de promesses de nouvel article prochain, de roses, de chocolats, de camélias, et surtout, de quelques impressions. Prends, ceci est mon corps, bois, ceci est la pluie. Tu l'auras compris, cette liste n'est que temporaire bien qu'exhaustive, et sera forcément mise à jour avec les articles qui suivront. (Oui, les mauvaises langues disent "dans huit ans, Antoine, Deezer, ça n'existera plus". Oui ! Mais dans huit ans, quand j'aurai enfin terminé de raconter mes sept premiers jours de création dans cette ville capitale que fut pour moi la Cité-Aux-Mille-Zelfes, eh bien, je trouverai un autre moyen.)

Le principe est simple : tu cliques sur la chanson que tu veux. Le but du jeu étant bien évidemment de lire les articles en n'écoutant que les chansons qui y correspondent. T'es grand, j'te fais confiance, tu mets pas les pieds sur la table.

Ces chansons m'ont suivi dans mon périple du début à la fin : d'un air dans la tête à une pulsation contre mon tympan salvatrice un énième jour de pluie, d'une chanson qui m'aime encore que j'entends sortir de mon téléphone, à peine installé dans l'avion, à d'autres dont les paroles ou la musique ont trouvé de curieuses résonnances dans ma caisse creuse, claire, crânienne, et du côté d'un muscle qui bat toujours. Quand encore aujourd'hui je réécoute ces chansons, j'ai toujours une pensée émue pour les trottoirs qui ne me firent pas fête un jour de janvier. Ecoutez, ceci est mon âme.







Découvrez Orkidhion!

mercredi 4 juin 2008

Self Barmaid


Note introductive : J’me permets de m’introduire. J’ai commencé ce blog il y a maintenant au moins deux siècles, et malgré tout, j’ai plus de souvenirs que si j’avais dix mille ans. Et pendant ce temps que je continue à vivre sur l’héritage irlandais (qui n’a plus rien de financier), la technologie change et évolue, mon bon lecteur. Il me faut donc faire aujourd’hui un petit changement. Toutes les pistes de la Bande Originale, si tu veux les écouter, tu les trouveras sur http://www.deezer.com, RadioBlogClub ayant décidé de rendre son tablier.

"The shit is maybe by my side,

Perhaps I’ll turn right and go, perhaps I will collapse

Nothing’s real, even true"

"J’y suis peut-être bien jusqu’au cou,

Peut-être que je vais m’en tirer, peut-être que j’vais en crever

Rien n’est réel, rien n’est vrai"

Self Mermaid, Orkidhion

B.O : Orkidhion, Self Mermaid (Celle-là, tu la trouveras probablement pas sur Deezer, n’hésite donc pas, fan que tu es, à me la demander en direct. C’est un groupe bulgare oublié des années 30, mais il vaut la peine. En plus, je connais un peu le chanteur, c’est un mec super sympa.)

Jacques Higelin, Tombé du Ciel, qui me tombe un soir dans l’oreille, inattendu, frais, plus rafraîchissant que la pluie qui m’abreuve le front, alors que je rentre à pied chez Olivier, seul. Tu l’auras compris, lecteur, c’était le week-end.

The Dresden Dolls, Lonesome Organist Rapes Page Turner, éternelle.


Chapitre 1

« Votre mission, et vous l’avez acceptée dès le premier jour, est de vous plonger le nez une bonne fois pour toutes dans ce bol bizarre qu’on appelle la vie, et vous êtes prié de faire vos preuves. Vous avez fui et cherché à l’éviter pendant trop longtemps. Evidemment, si ça tourne mal, nous nierons formellement avoir eu connaissance de vos vagissements. »

Ca fait déjà quelque temps que je mène mon bateau comme je le peux, au gré des vagues (le nom, pas encore l’adjectif) qui ne m’épargnent rien. Je sais, copain lecteur, tu es attentif et intelligent, tu me tires l’oreille en me disant « Ca va, on sait déjà tout ça, tu l’as dit dans l’article précédent, même que tu t’es arrêté au moment où tu te retrouvais en plein dénuement, rappelle-toi. T’as une anecdote croustillante à base d’Irakien à raconter, là. » Oui, oui, ne t’offusque pas, moi, je ne fais que respecter le contrat qui dit « Ceci est un journal de bord d’un voyage qui a été initiatique et balisé de symboles très forts que j’crois pas vraiment en Dieu mais merde, comment s’appelle ce qui joue avec mon sort comme ça ? ». Donc, je reviens un peu en arrière, pour que tu connaisses un peu mieux ma vie en détail, rappelle-toi, tu m’as reproché de ne pas avoir parlé de moi dans l’article précédent. Ecoute.

Une formule me souffle « Je n’crois pas-t-au destin, MAIS y a des signes qui troublent », sur le même ton que « J’suis pas raciste, MAIS y a des trucs que c’est abusé, dont l’existence des Noirs ». Moi, j’y reste résolument sourd : je suis pas venu ici avec mon couteau et je ne sais quoi apprendre à être libre tout seul pour m’en remettre à une force invisible et fictive, qu’elle fût Dieu, le Destin, l’Être Suprême, La Bite à Dudule. Et pourtant…

Les jours usent le bitume marron des dalles dublinoises, et malgré les frasques rupestres d’Olivier, une routine s’installe, à mon plus grand dam de rêveur. Ne me laisse pas mécompris (« don’t let me be misunderstood ») : la routine, j’en rêvais, c’est juste que la mienne était celle du chercheur forcené d’emploi. Malgré ses écarts-type imprégnés d’éthylène et d’excès divers, (sa partie Mister Hyde qui émerge le vendredi soir et s’endort le dimanche soir), le reste du temps, Olivier est un paisible travailleur (sa partie Docteur Folamour, parce que la bombe n’est jamais très loin) qui n’a même pas le mauvais goût de picoler le soir en rentrant. Notre vie de couple commence à tourner. Olivier se lève le matin et va bosser complètement dépenaillé, (sans un salut ou un adieu, juste un regard à peine moyen) et moi, je me lève un peu moins tôt, fais le petit déj à nos beaux enfants puis les dépose à l’école, vais chercher du travail, refile mon cv, passe ma journée à mentir et à dépenser de l’argent, me fais encore huit ulcères gastriques, fais les courses, et parfois le ménage.

Parenthèse rigolote : Ca fait environ trois semaines que j’ai emménagé dans la partie basse du lit d’Olivier (oui, par terre, si tu préfères), et je décide, dans cet antre infernal (pourtant, j’ai gagné tout Espoir en Entrant), de faire un vrai ménage. Quelques générations de fennecs y sont sans doute mortes intoxiquées par des tribus d’Inuits, à en juger par l’odeur. Armé d’une éponge, je fais la vaisselle, astique consciencieusement les meubles qui protestent, découvre que quelques-uns étaient blancs à l’origine, puis m’attelle à une tâche infiniment plus ambitieuse : je collecte toute la vaisselle cachée et oubliée par Olivier après un bon repas dans sa chambre, pour la nettoyer et la restituer dans un état décent. Dans le placard à fringues, je fais une découverte : d’antiques restes de nourriture datant du Paléolithique. En bon médecin-légiste, j’analyse les restes pour déterminer la date de la mort : quelques os de poulet, quelques reliques de chips au fromage qui ont viré Roquefort, et un cristal de mayonnaise naturellement formé sur le bord d’une antique assiette. Et un détail me chiffonne terriblement, à me faire rire : au milieu de l’assiette, se trouve une tranche de pain. C’est une tranche de pain de campagne aux céréales.

En trois semaines, je peux jurer qu’on n’a jamais mangé de ce pain-là. Conclus toi-même…

Ensuite, comme tu le sais déjà, je suis le seul détenteur de la clé, donc je rentre une fois la bataille sur le marché du travail terminée pour la journée, histoire qu’Olivier, à la sortie du boulot, ne se casse pas la nez sur la porte. Les agences d’intérim et de placement ferment dès qu’il fait nuit, soit vers 17h. Je prends quasiment mes habitudes quotidiennes au même cybercafé et tire tous azimuts, espérant qu’une balle perdue atteindra une noix de coco qui soit moins pourrie que les autres. Dans l’idéal, j’aimerais bien décrocher un gigot, mais faut pas déconner. A-côté de chez Olivier, à environ 1 km à pied, je me rends tous les jours quelques heures dans un cybercafé pour avoir accès au net. Je l’ai déjà dit, mais le prix d’Internet est dérisoire comparé au prix français, donc j’y passe en moyenne deux heures par jour.

Parenthèse rigolote : je l’avoue, mon cybercafé préféré parce que quotidien est à tendance plutôt marrante. Il est tenu par des Sénégalais qui sont tout le temps au téléphone à s’engueuler gratuitement, ils commencent leurs phrases en français roulé, et les terminent en wolof. Çà et là, quelques insultes en français. Au moment de payer, ils lèvent le nez de leur conversation animée, vous regardent négligemment et disent avec un accent qui ne trompe pas le Normand que je suis : « Tou you’oz ». Je donne ma pièce.

Perchée dans un angle de la pièce, une télévision qui diffuse, lecteur, ma bêtise de Cambrai au miel, je le jure, l’émission Questions pour un Champion. Aussi, l’idée d’avoir mon Julien Lepers quotidien me réjouit, ici, à Dublin, étrangère encore grisâtre. Je me cale dans la pièce sur un pc équipé d’Internet Explorer et de Windows 95, entre deux ados boutonneux et populaires qui viennent choper d’la fouine sur MSN et faire des plans cam pour exhiber fièrement leur dernière cicatrice chopée à la guerre, c’est-à-dire la dernière fois qu’ils se sont vautrés en chiotte.

Je consulte les nouvelles offres d’emploi et bombarde la moitié du monde de cv et de cover letters : la cover letter, c’est une très brève présentation de soi en tant qu’employé. En France, on a encore l’élégance ou l’hypocrisie, je ne sais pas, de demander une lettre de motivation, donc un minimum de mise en forme, une goutte de sincérité, quelques centilitres d’orthographe, on s’habille bien pour rédiger la lettre, on sourit, et comme ça, c’est bien. L’Irlande, à l’image des autres pays anglo-saxons, a l’esprit définitivement et désespérément beaucoup plus pratique. A l’image de la langue qui est ultra-synthétique, l’Irlande ne s’embarrasse finalement que très peu de formalisme qui confine à l’hypocrisie, énorme paradoxe vu la morale religieuse qui y règne moins en Maître qu’en Dieu. Vous reprendrez bien une contradiction ? Pas besoin d’ambages pour te présenter avec ta motivation, on préfère tes qualifications brutes, et néanmoins, si t’es engagé, t’as intérêt à rafraîchir tous les jours ton dynamisme d’entreprise, aiguiser tes sourires pour tes collègues qui sont forcément tous sympathiques, et surtout, il faut faire des miracles (c’est l’influence catholique, ça) de travail en équipe : l’équipe qui a fait le plus de chiffre de la semaine est récompensée : on la lâche dans un pub et c’est open bar toute la nuit. Sympa, nan ? Si, allez, quand même… Bon. Bref.

Il faut que j’avoue une chose, cher lecteur. J’estime aujourd’hui que j’ai une chance terrible, parce que vu la gueule de mon cv (malgré les trois mensonges que j’ai casés maladroitement avec le coude), je ne vois rien du tout qui serait un minimum séduisant pour un employeur.

Aujourd’hui, comme j’ai refait mon cv et qu’il a la classe, la vraie, que je sais que je ne referai plus jamais de cover letter comme la mienne, j’ai réussi à faire le deuil de ma honte. Donc, je publie ici mon cv et ma cover letter. Lecteur, mon tapir moussu, ne fais jamais ce que j’ai fait (en rouge, des gros mensonges, mais pieux) :

Antoine XXXXX

29 Phoenix Manor

Blackhorse Avenue

Dublin 7

Tel : 0857053726

Email : ant.XXXXX@gmail.com

French nationality

SKILLS AND QUALITIES :

Ø Computer operating systems like Windows 98, 2000, NT,XP

Ø Software like MS office, Mozilla firefox

Ø Language skills (spanish, english, French)

Ø Teamwork: excellent relationship and listening skills

EMPLOYEMENT :

Ø Summer 2004 : driver during the commemorations of the 60th anniversary of the D-Day Landing in Normandy for the company Biribin Limousines.

Ø Summer 2005 - 2006

-four months: waiter in restaurant mille sabords

Ø Summer 2000 to summer 2004

-Grapes picking in Champagne four times

Ø Years 2004-2006

- Part-time job : Employed in Basic Informatique, Cherbourg, in customer phone service

EDUCATION :

Ø 2004-2006 : Years of formation for the French Capes, in order to become an English Teacher.

Ø 2002-2004 : bachelor’s degree in English with an extra course of Spanish

Ø 2000-2002 : Two years in a preparatory school with a specialisation in English

Ø 2000: High School Diploma

REFERENCES :

Ø bachelor’s degree in English school: university of Rennes II : Mr Dickason (director of studies)

Ø Employment: waiter: Mr Poisson (manager)

Ø Employment : Grapes picking in Champagne: Mr franquet

PERSONAL INTERESTS

Ø Music : playing the guitar and singing in a rock band

Ø Reading, writing.

Ø Internet, multimedia.


Attends, arrête de rigoler deux minutes, maintenant, j’te montre ma cover letter, garde un peu de pipi :


My name is Antoine XXXX,
I am French and I live in dublin7.
I know MS office, Windows and Internet and I look for a job in call centre

I can learn the job and I like to work in team
my address is 29 phoenix manor
Blackhorse avenue
Dublin 7
my phone number is 0857053726
my email is ant.XXXXX@voila.fr
please feel free to call me or send me an email
regards
Antoine




Si je vous dis que ce texte court a été rédigé par quelqu’un qui avait étudié l’anglais pendant 8 ans, vous me croyez ? Et encore, j’aurais pu dire qu’il avait été mis en page par quelqu’un qui se voyait « pourquoipasgraphiste ». C’est comme « pourquoipasastronaute », mais en pourquoipasmoinsambitieux, tu vois. Avais-je seulement envie de bosser ? Oui, évidemment, mais là, je vois pas trop ce que j’aurais pu obtenir. Allez, si, il faut avouer que mes collègues français ici à Dublin, dramatiquement nombreux, tels des sales immigrés qu’il faudrait renvoyer dans leur pays, ma bonne Siobhan O’Callaghan, se démerdent encore plus mal que moi en anglais. La plupart d’entre eux arrive déjà en ne sachant pas forcément parler un français terrible. Seulement, sur ma cover letter et mon cv, ça crève pas les yeux d’un roux que je suis calé en anglais.

Pour un français de souche comme moi, les opportunités ici sont assez nombreuses, ça peut aller du serveur dans les pubs (que j’aurais tellement aimé qualifier d’enfumés, mais je suis arrivé deux ans trop tard) malodorants (ça, je peux), à agent de réservation pour des entreprises comme Hertz basées à Dublin. Dublin étant une ville très tournée vers l’étranger et la communication multilingue, les opportunités pour les étrangers sont foison. Aussi, devant le large panel, je commence à ratisser tranquillement. Je postule aux call-centers d’Hertz, refile mon cv à Olivier censé le faire passer chez IBM, et me trimballe toujours avec des cvs sur moi, car oui, je les refile à des français actifs rencontrés dans les pubs pendant le week-end, autour d’un verre, que je ne connais que depuis deux minutes trente. « Tu fais quoi ? Ouais ? C’est bien ? Y a de la place ? Je pourrais te refiler mon cv pour que tu le transmettes ? » Je me ménage le plus grand nombre de râteliers pour pouvoir bouffer à tous.

Le mien, de contrat, je le définis clairement. Pour empocher la victoire totale, le combo de la Mort, ces trois points seront à combler :

- Se trouver un appartement

- Gagner un salaire de plus de 1000 euros par mois

- Vivre

Un jour, sur un site d’offres d’emploi, je découvre une annonce qui me fait rêver. Rien que parce qu’elle est trop idéale, je commence par ne pas oser y répondre. C’est marqué :

« On recherche un testeur de jeux vidéo, pour contrôler le texte dans un jeu.

Vous avez besoin des qualités suivantes :

- Être un sale feignant de joueur de jeux vidéo et être expérimenté, ça serait un avantage définitif.

- Être un sale connard psychorigide sur l’orthographe et être le pire maniaque névropathe de la grammaire française.

- Vous appeler Ant RiciJeanMoulin.

Vous serez vachement bien payé, parce qu’on est une boîte cool, qu’on paie le café et que vous jouez à la console toute la journée, sauf qu’en plus, vous êtes payés pour. »

C’est trop beau. Je n’ose pas. Et puis merde, j’ai vraiment besoin d’un boulot, pourquoi pas celui-là, après tout, sachant que je rêverais de faire celui-là ? Allez. Sans aucune conviction de peur d’être cruellement déçu (je suis trop accroché à mes rêves parce qu’à ce moment-là, ils sont les seuls à pouvoir me faire tenir debout), je rédige rapidement une note de présentation témoignant sans mentir ni tricher de mon lourd passif de joueur et à ma manie pathologique de ne faire aucune faute d’orthographe. Aucune réponse. Rapidement, j’oublie cette annonce. C’était juste un beau rêve. Tant pis.

Et finalement, je décroche trois entretiens, seulement trois, mais ils seront déterminants, essentiels et symboliques, voilà pourquoi il faut que je les raconte, d’autant qu’ils se sont passés exactement comme ça.


Chapitre 2

Premier entretien. Durant un après-midi grisaillant dublinois, mon téléphone sonne, c’est un numéro que je ne connais pas, alors que je rentre de mon bistr…cyber préféré (pas celui avec Chabrol, Renaud, Bobby Lapointe, Ferré ni Brassens, mais celui avec Julien Lepers, Youssou N’Dour et peut-être, caché quelque part, Léopold Sédar Senghor). Hourra ! Terre ! Terre ! Aiguisez les machettes, les mecs, on aborde ! C’est un entretien, ENFIN. Je suis pris d’un doute terrible, celui de tout chercheur d’emploi étranger à Dublin : Est-ce que je vais comprendre ce qu’on me dit ? Loin de moi le Labo de Langues et ses cours sur le développement économique du Congo par un reporter de la BBC, là, je ne tire plus à blanc. Fébrile, j’ai beau être dans la rue, je décroche :

“Mr XXXX ? Cane I ‘ave an interviou wiz you ? I am working for Hertz, and we ‘ave received your cv.” En une seconde, je repère cet accent unique : je suis en train de parler à une française qui tente de parler anglais. Première surprise, tiens. Elle a l’air de tenir fermement à parler anglais. Evidemment, pas dupe, je force mon accent pour être damned crédible et montrer ma super motivation et mes beaux diplômes en anglais. Voici donc l’entretien, traduit par mes premiers soins :

« Oui, bien sûr.

- Ok, alors allons-y. Vous pourriez nous parler de votre parcours ?

- Tout à fait, alors voilà, j’ai suivi des cours quand j’étais petit, j’ai appris à lire, etc.

- D’accord, je vois. Vous être ici pour combien longtemps ?

- (Mode menteur ON) Oh, je ne sais pas. A la base, (« basically »), je suis là pour trouver du travail, donc tant que j’en aurai, je n’ai aucune raison de partir. En fait, je pensais rester ici minimum deux ans, mais pourquoi pas plus ? En plus, j’ai très envie d’améliorer mon anglais.

- Well, vous comptez gagner combien argent par mois ? I mean, vous planchez sur combien ?

- Oh… Je ne sais guère… (Je me remémore rapidement les mots d’Olivier : « C’est la ruine si t’as moins de 1700 nets, ici. ») Je dirais environ 1700 euros, ça me semble bien pour vivre tranquillement.

- Je vois… Vous comptez mettre de l’argent de côté ?

- Oui, pourquoi pas ? Mais à vrai dire, ça n’est pas ma motivation première.

- Quelle est-elle ?

- (Mode Broderie-avec-des-conneries-bateaux-parce-que-pris-au-dépourvu-un-peu ON) Eh bien, gagner assez ma vie pour vivre ici, améliorer mon anglais, mettre un terme à la guerre en Irak, et combler le déficit de la Sécu.

- D’accord. Eh bien, il faut que je vous avoue une chose. [Ca me fait drôle de parler anglais avec une française et cet accent terrible, j’ai l’impression de faire un jeu de rôle, là, j’ai du mal à le prendre au sérieux.] J’ai lu votre cv, et il est intéressant pour nous. Vous avez de bonnes qualifications, seulement voilà, le poste que je vous propose comporte deux problèmes : D’abord, vous évoluerez dans un milieu complètement francophone, puisque vous serez opérateur pour le marché francophone, et ensuite, vous visez un bon salaire alors que je ne vous propose que 1200 euros net par mois. Vous ne pourrez pas mettre d’argent de côté.

- (PANIQUE ! PANIQUE ! Je suis en train de perdre le boulot, là, j’ai mal répondu, meeeerde, j’aurais dû préparer, putain, quoi.) Ahaha, mais non, voyons, je m’en fous, de l’argent, et puis, j’avoue un truc, je cherche d’abord un travail, moi, je prendrai tout ce qui viendra, j’vous jure ! Je suis le meilleur employé possible, je sais même faire le café et j’apprendrai les photocopieuses !

- Ecoutez, monsieur XXXX, me dit-elle enfin, switchant en français, je vous propose une chose : vous avez mon numéro, alors ce que vous allez faire, c’est réfléchir soigneusement avant de signer le contrat. Si jamais vous souhaitez réellement vous faire chier dans le boulot de merde que je vous propose, alors rappelez-moi, et c’est ok, on vous engage. »

Ce premier entretien (deuxième, en fait) me laisse un peu sonné. J’ai été pris ? J’ai pas été pris ? Et s’il fallait que je réfléchisse non à la proposition mais à la chance qu’elle me laisse, cette recruteuse charmante ? Suis-je prêt à tout pour avoir n’importe quel job ? Je prends ma première leçon de philosophie. Elle a raison, je pourrais faire ce truc, mais j’y mourrais au bout de trois semaines, même avec la motivation du salaire. Et puis merde, je suis arrivé avec de belles idées sur la fin et les moyens, et déjà, je perds mes moyens. Je me raccroche pendant un temps à cette porte que je veux toujours ouverte pour me rassurer, mais je ne suis pas dupe, je sais bien que je ne rappellerai pas, parce que je veux croire qu’elle m’a laissé la chance de faire autre chose.

Deuxième entretien. Autre jour, même lieu et quasi même moment. Ce coup-ci, une vraie irlandaise, qui dit « Nice », « Grand » et « Lovely »à chaque réponse.

« Mr XXXX ? Entretien ? Je travaille pour Sjdsnjhuebning.Inc.

- Oui, tout à fait.

- Vous avez marqué sur votre cv que vous aviez fait standardiste pendant deux ans dans un magasin d’informatique, expliquez-moi.

- (Meeerde… Le mensonge a marché, elle ne veut même pas entendre parler des vrais trois boulots occasionnels que j’ai réellement exercés. Alors je dois improviser un gros mensonge que j’avais commencé à étoffer, et en même temps, soigner la qualité de ma langue… Je foire misérablement à jongler.) Eh bien, en fait, je m’occupais de les clients que je les accueillais, je leur disais bonjour, mais il pleut aujourd’hui, où ai-je mis mon ombrelle ? Et je leur donnais du conseil et de l’information pour que les achètent mon ordinateur et je répondais quand le téléphone sonnait derrière mon compt…compt…bar de réceptionniste, vous voyez.

- Ok, bon, vous devriez prendre des cours d’anglais, et puis nous rappeler, d’accord ? Merci, au revoir. »

Là, j’étais recalé pour mensonge et surtout, pour la qualité de mon anglais que je pensais plutôt acceptable. Eh merde.


Troisième entretien, encore un coup du destin, du sort, et un peu de ma bêtise personnelle. Mon cv a fini par tomber devant les yeux d’un recruteur qui bosse pour IBM.

« Mr XXXX ? Oui, vous nous avez envoyé votre cv pour postuler chez IBM, non ? » Encore un français qui parle un anglais. Un peu meilleur, mais toujours autant reconnaissable. Les recruteurs français parlent toujours un anglais grammaticalement parfait, mais avec un accent à couper au couteau à beurre, tu vois.

« Tout à fait, j’aimerais beaucoup rentrer chez IBM (pour y gagner 1700 euros par mois, ne rien foutre de la journée selon les dires d’Olivier, avoir surtout un accès au net) parce que vous êtes une entreprise très reconnue et que j’adore le téléphone, personnellement.

- D’accord. En effet, j’ai regardé votre cv, et il est plutôt intéressant. En plus, vous parlez un bon anglais. (Faudrait savoir !) Alors voilà, on va vous convoquer avant de vous faire signer un contrat, pour avoir un entretien en face à face. Ca vous va ?

- (ET COMMENT ! Je vais enfin être embauché, gagner mon argent, avoir mon appartement, vivre tout seul comme un grand et toucher un pur salaire de 1700 euros par mois net, je ne vais pas bouder mon plaisir !) Eh bien, tout à fait, on signe où ? A côté de la signature « Satan » en bas du contrat, ou en bas ?

- Ah, par contre, il faut que je vous prévienne : je n’accepte de donner votre cv à IBM que contre un engagement formel de votre part de signer pour AU MOINS 11 MOIS. »

Jusque-là, pas de souci. Ca marche par mensonge, non ? Et pourtant…

A ce moment, au moment pile où je n’ai qu’à dire « Ouiiii, bien sûr ! » en croisant mes doigts dans mon dos, je ne dispose que d’une seconde, une ultime seconde entre le mensonge pieux, carriériste, ou la vérité qui me renverra dans une chambre d’auberge de jeunesse. Et putain, destin, encore toi, je ne sais pas ce qui me prend. Je m’étais entraîné à mentir, pourtant :

« Euuuh… En fait, il faut que je vous avoue, j’avais pensé à rentrer pendant la période estivale, mais juste pour quelques vacances, hein, après, je reviens, et tout.

- Bon. Ben déjà, je sens venir le coup, je vais être clair, je ne vais pas transmettre votre cv. Vous voyez, je travaille pour CPL Recruitment, si nous, agence, on donne à IBM des gens pas fiables, après, ils veulent plus passer de contrat avec nous, alors l’agence ferme, on se retrouve à la rue, et on mange du cassoulet froid sous les ponts. Vous comprenez ?

- (Je comprends parfaitement que moi, pauvre sans-carrière, sois la clé de voûte de la réussite économique ou de la banqueroute de CPL Recruitment, Recruitment Since 1876.) Ouiiiii, mais par contre, j’suis un super employé, franchement, demandez à mon père, j’vous jure que je reviens, merde, qu’est-ce qui m’a pris de pas réussir à mentir, putain ?

- Ecoutez. Réfléchissez, et rappelez-moi si jamais vous prévoyez autre chose, d’accord ?

- Attendez ! Je sais que IBM, ça veut dire International Business Machine ! »

Trop tard.

Je tremble de rage. Mais quel connard ! Pourquoi j’ai pas menti ? Ca fait trois semaines que je raconte un emploi fictif. Pourquoi est-ce que là, j’ai pas été foutu de répondre « Oui. » à la question « Voulez-vous épouser la mariée qui est moche et qui pue des amygdales ? » ? Et quand, dépité, je le raconte à Olivier, il rigole pendant dix minutes sans pouvoir s’arrêter devant l’énormité de la chose.

C’est décidé. Il faut que je rattrape le coup. En plus, le boulot d’IBM me faisait rêver. Pas pour m’épanouir, bien qu’Olivier me prouve que même chez IBM on peut se faire une bande de potes, mais parce que le salaire me paraît énorme, et devant le déficit qui commence à se creuser dans mon compte en banque d’oisif, je stresse un peu plus chaque jour, je crains que chaque retrait d’argent soit le dernier. Je rappelle le lendemain.

« Bonjour, c’est moi, je vous rappelle parce qu’en fait, j’ai bien réfléchi, oui, je m’engage pour onze mois, c’est comme vous voulez, en fait, j’ai très envie de ce travail.

- Ecoutez, je pense que vous vous foutez de ma gueule, je vous l’dis amicalement, hein. En attendant, je garde votre cv. Si jamais je trouve un job qui ne dure que trois mois, je vous appelle sans faute, promis. Alors bon courage dans votre recherche de travail. »

(Rires d’Olivier…)


Chapitre 3


Février 2007, premier mois à Dublin. Et toujours pas de travail. Je commence à baliser sévère. Mon argent fond à vue d’œil, d’ailleurs, ça fait longtemps que je ne recherche même plus d’appartement (eh oui, mon pauvre lecteur, ma bichette en rillettes du Mans, ça fait autant d’anecdotes en moins à raconter), puisque je n’ai plus assez d’argent depuis longtemps. Et voilà qu’au bout de mon premier mois quasi-pile, Olivier rentre en France et lâche son home, sweet home.

Et me voilà, un jour sans sommeil, exténué, moralement éprouvé, assailli des pires doutes. Je suis trop mauvais. Ça fait un mois que je suis ici. J’ai foiré tous mes entretiens. J’ai été nul. J’y arriverai jamais. I’m a creep, I’m a weirdo, what the hell am I doing here ? I don’t belong here (Je suis une merde, je suis un paria, qu’est-ce que je fous là ? Je suis pas à ma place ici). Il pleut dehors. Je viens de réintégrer Abraham House, auberge de jeunesse, mais pas dorée. Je suis humide de la pluie. Je vais pas m’amuser à étaler le contenu de mon éternel sac qui repèse quinze kilos pour prendre une douche. J’ai froid. Je suis sans emploi. Je n’ai plus d’argent. Personne ne m’aime. J’ai faim. Je sais pas où je vais manger ce soir, ni comment. Olivier parti, je ne connais pas grand-monde. Ses potes, mais vont-ils m’intégrer, ou vont-ils m’oublier ? Je ne sais pas où je vais dormir demain soir. Je ne suis pas, plus chez moi. Je suis seul.


J’arrive dans le dortoir au milieu de l’après-midi, vers 16h, perdu, pensif, bourré de complexes, de doutes, de pluie. Je me croyais seul, et pourtant non. Un bruit de réacteur de Concorde attire mon attention. Il y a un mec qui dort dans un des lits du dortoir. A en juger par la taille de la bosse de sa couverture, il vient pas du Biafra/Chine/Corée du Nord/Somalie. Et ce con ronfle incroyablement fort. Voilà le coup d’arrêt à mon moral. Un gros mec qui ronfle, un temps de merde, et une vie terriblement vaine qui n’a rien donné jusqu’ici. Rentrer en France ? Pourquoi faire ? Je n’y pense à vrai dire pas, tant la question pèse lourd. Et tout est rythmé par la cloison nasale (j’imagine même pas la taille de son nez, vu le son) d’un tertre qui sommeille à un mètre de moi. Alors que je me débats dans mon désespoir, la butte endormie grogne, bouge, et finalement se réveille. Le mec descend de son lit, et fait quelques pas sur la moquette désespérément sale de la chambre. Il remarque ma présence. C’est le sosie de Maradonna, sans déconner, mais Maradonna après sa huitième overdose, vous voyez. Il est vêtu en tout et pour tout d’un slip australien (kangourou, pas boomerang) un peu blanc, un peu jaune. A première vue, il a mal dormi, puisqu’il a le blanc des yeux jaunâtre. Tiens le coup, Antoine, c’est qu’un moment bizarre à passer. Dublin te déteste, mais serre-la fort, oblige-la à t’aimer, accroche-toi, mon petit.

Le premier truc qu’il me dit, c’est :

« J’ai mal dormi. Pas bien dormi. Parce que les autres ont pas arrêté de me réveiller.

-Ah bon ? Comment ça ? (Même désespéré, je suis poli.)

- Ils ronflaient. »

Je sais que je tire une gueule de trois mètres de long tellement cette réplique achève mon espoir vacillant, et pourtant, pourtant, loin au fond de moi, j’éclate de rire. Il y a de l’espoir…


mercredi 19 septembre 2007

Chapitre trois, les reliques du mort.


BO, si tu en as toujours le courage :
Noir Désir, Des Visages, des Figures, l'album entier.
System of a Down, discographie complète. Violent Pornography en particulier.

Au bout de ma première semaine, je prends mes quartiers chez Olivier, bon Samaritain dans un pays qui ne veut décidément pas de moi, puisqu'on vient de rejeter ma candidature hardie pour un poste de rêve qui promettait des épinards dans le beurre, l'argent du beurre, et pourquoi pas, la crémaillère, puisque j'escomptais emménager le plus tôt possible. Je croyais encore, misérable gros-plein-de-rêves, que ça allait être facile. J'aime bien Olivier. On s'est déjà croisés quelquefois sur le centre-ville, lui sirotant gentiment son demi-litre bien mérité et moi, buvant encore timidement un Coca toujours étranger. Il s'est montré très arrangeant pour partager sa chambre avec désinvolture et gentillesse. Et puis, Olivier, c'est cet air indifférent quand je l'appelle en bas d'une rue que je ne connais pas, accompagné de mon sac et du froid bruineux, qui m'indique la route. "Tu vois le take away ? Ouais, bon, tu prends la rue qui monte sur la gauche. T'es plus très loin. Tu m'appelles quand tu arrives au feu." Le froid et mon sens de l'orientation qui tient plus du pigeon que du voyageur me font craindre le pire. Je me suis déjà perdu dans Dublin de nuit, mais jamais avec mes 15 kilos syndicaux sur l'échine. Olivier, c'est quand deux minutes après l'air indifférent, il m'appelle, soucieux :"Ca va, tu trouves ? Attends, je viens te chercher." Je ne cache pas mon bonheur de retrouver un bon vieux manteau bleu d'hiver et un bonnet que je commence à connaître en haut d'une rue. Olivier me brieffe sur ses colocataires que je ne manquerai probablement pas de rencontrer : Il y a Helena, espagnole de carte d'identité, catalane du coeur, barcelonaise du foot, Adam, premier homme, polonais énigmatique a l'allure d'ancien du KGB, lui êtrrrre venu trrrrouver rrrrefuge ici en Irrrrlande parrrrce que moi rrrrrecherrrché dans pays, qu'Olivier n'aime pas depuis qu'il se révèle que cette pauvre pomme d'Adam ne connaît que huit mots d'Anglais malgré déjà deux années passées ici. Il y a "I want coffee", et "you tidy living rrrroom" aux "r" roulés comme dans le discours du premier pape venu, quand Olivier se livre méthodiquement à un génocide de chips dont il creuse les charniers dans la moquette élimée et vieille.
Et puis il y a deux colocs slovaques invisibles, qui bossent la journée, bossent la nuit, et parfois, dorment dans leur chambre. Olivier déshabille hardiment Paul (le canapé du salon) pour habiller Pierre (c'est le nom de ma couchette), et me voici installé au pied de son lit, sur un matelas Edition spéciale Coussins de Canapé. Me voici également en route pour, je ne le sais pas encore, trois semaines menées tambour battant aux côtés d'Olivier et de sa folle équipée sur les trottoirs dublinois, le tout dans le froid, parfois sous la pluie, avec son taux d'alcoolémie qui fait roter les alcootests et rire les Gardai, policiers irlandais. Le fait est que j'ai fait Kosovar trois semaines en tout chez lui, et que j'ai passé les nuits des week-ends seul dans sa chambre.

L'alcool agit sur Olivier de la même façon que le Coran agit sur un intégriste catholique, c'est-à-dire qu'il lui efface assez efficacement la mémoire. S'il a les cheveux ras, c'est parce que juste avant le jour de l'an, éthylisé, il a permis qu'on lui rase la tête intégralement et approximativement.

Le premier week-end, Olivier se traîne péniblement dans sa chambre vers 10h du matin et ne me réveille même pas, puisque, ne connaissant pas encore le dinosaure et m'inquiétant facilement, je ne dormais que d'une oreille distraite. Olivier marmonne de sa voix suraigue et cassée qu'il ne se souvient pas de grand-chose, et j'apprends avant l'extinction temporaire du système qu'il rentrait chez lui et que son regard flouté s'est posé sur un matelas qui l'appelait doucement, caché sous une avancée d'immeuble le long du trottoir. Ne résistant pas à l'appel de cette sirène délicieuse et, il faut bien l'avouer, séduisante, Olivier a dormi sur le matelas en pleine rue pour ne retrouver que son esprit (en a-t-il plus d'un à ce moment de la journée ?) et ramper en direction de sa maison. Je me suis parfois demandé s'il ne s'était pas fait tatouer le plan de Dublin sur le corps. Sous le coude, son adresse, dans le bas du dos, le numéro de la ligne de bus pour rentrer. Le sommeil le gagne environ huit secondes après son irruption dans la chambre, le bonnet toujours en équilibre sur le côté de sa tête. Les week-ends sont consacrés à deux choses : à la visite des amis qu'il s'est faits sur Dublin, qu'ils soient collègues de travail d'IBM ou bien rencontres heureuses du net, et à la dilapidation de son salaire sobrement gagné pendant la semaine. C'est comme ça que je fais la connaissance d'Hocine, de Lucie, de Mickaël, de Rachel, d'Anaïs et d'Hélène. La bande est déjà solidement constituée, gentiment délurée. Je découvre les pubs dublinois et la descente vertigineuse vers les reins d'Olivier. Un soir, il rentre passablement buvard alors que je bouquine. Répondant, plein de fois devenant coutume, à une de ses pulsions, il veut dormir avec sa coloc slovaque qui dort à-côté. Il sort de la chambre, commence à frapper discrètement à 320 décibels contre la porte. Je sors de la chambre en trombe, essaie physiquement de le retenir, le tire par le bras. Il n'en démord pas. Alors j'ai une idée. Je lui dis : "Olivier, tu fous quoi ? Y a une de tes colocs qui dort déjà dans ton lit, viens voir !" Lecteur attentif, me croiras-tu ? Olivier me suit en me disant "Ah ouais ?". Deux mètres plus tard, il arrive devant son lit, a déjà oublié ce qu'il venait y chercher, tombe et s'endort.

Le deuxième week-end, je perds Olivier dans Temple Bar, quartier des pubs. Nous sommes le 25 janvier. Nous fêtons avec des collègues de boulot d'Olivier hermétiquement imperméables dans une joyeuse boîte de nuit, et Olivier est comme un poisson dans de la Guinness. Il n'est pas rare d'ailleurs de le voir commander ses pintes par deux et se trémousser sur la piste de danse, les deux mains prises par deux brunes très moussues. Le collier des heures qu'il enfile tranquillement dans la soirée est balisé par les litres, à l'image des perles minutales (ou minutiennes, je ne sais plus), qu'il enfile avec la même efficacité. Je le vois tendre sa carte bleue pour récupérer du liquide, en gros. De toute façon, il a vérifié avant d'entamer la soirée son compte en banque, son salaire d'environ 400 euros est tombé. Alors qu'Olivier vient de commander deux nouvelles pintes, il cède à la pulsion irrépressible de fumer une cigarette. Pour ça, il nous faut sortir, puisqu'en Irlande, il est désormais interdit de fumer à l'intérieur, pour le plus grand bonheur des non-fumeurs et des chiens policiers. Les portes sont solidement encerclées par d'impénétrables videurs à oreillette. Olivier pose ses meilleures copines, sort les reliques d'un paquet et m'emmène vers la rue. Les deux videurs s'écartent, et nous nous retrouvons sur le trottoir. Olivier allume sa cigarette, tire dessus. Il titube, parle d'une voix suraigue, heurte un plot en acier et commence à entamer une discussion coléreuse avec ledit plot. C'est à ce moment-là que je me rends compte que son entendement est aussi noyé que Jeff Buckley et qu'il va être rigolo à ramener dans sa maison, Hallelujah ! Au moment de rentrer dans la boîte, le videur, rasé mais pas aveugle, dresse le même constat que moi, et lui demande de le regarder dans les yeux, histoire de tester son acuité rétinienne, sans doute. Quand Olivier regarde distraitement le panneau au premier étage, le videur décide qu'il ne peut plus rentrer. L'Irlande et ses videurs qui laissent sortir mais jamais récupérer les sacs et les manteaux restés à l'intérieur, c'est tout un poème... Je négocie en tant que personne sobre pour monter et récupérer les affaires restées en haut, après quoi, on se barre, par la force des choses à oreillettes qui mordent. Je grimpe, préviens ses collègues, récupère son manteau et *argh* son portable, ainsi que son bonnet légendaire. Le temps de redescendre pour équiper le bébé, je me rends compte qu'il a disparu. Je quadrille le quartier, à la recherche d'une silhouette titubante et décharnée, occupée à regarder le ciel, se faire des amis temporaires ou à uriner discrètement au milieu de la rue. Rien. Une heure, puis deux de quadrillage intensif, des appels un peu inquiets passés de son portable, et les avis sont unanimes : "Il a déjà fait le coup, rentre te coucher, il devrait rentrer normalement." Je rentre à pied, espérant de toutes mes forces qu'une fois rentré, je trouverai une bosse sous la couette. Mais en vain (de messe). Je me couche, ne dors pas très bien, avec cet éventail de problèmes qui se déplie entre mon sommeil et ma conscience : il fait froid dehors, il n'a pas de manteau s'il veut dormir dehors, pas de portable, pas d'argent donc pourquoi il ne rentre pas tout de suite, et pour Olivier, on ne dit pas "c'est étonnant", on dit "c'est un tonneau". La question me hante : "Je fais quoi, moi, demain, si je me réveille et qu'il n'est toujours pas là ?" Je veille une autre paire d'heures et épuisé, je m'endors. Le zombie Duchemin pousse difficilement la porte de son antre vers onze heures du matin. Il pue passablement, il parle à son lit, son disque dur a subi deux ou trois formatages, le mode "veille" le prend immédiatement. Au milieu de l'après-midi, il émerge doucement, amorce une ou deux remontées, et décide de scotcher sa fin de journée devant un film sur le pc portable. Au bout de deux films, l'idée lui vient de tâter sa poche. C'est là qu'il fait une découverte capitale : dans sa poche, il retrouve un procès-verbal de la police pour ébriété sur la voie publique, et une convocation pour voir un psychologue, puisque, la feuille le dit, s'il était si imbibé d'inflammable, c'est qu'il a un problème, raconte-nous tout, en Anglais, please. C'est le stimulus qui lui manquait pour reconstituer la fin de sa nuit... Nous décidons d'aller faire les courses. Olivier veut jeter un coup d'oeil amnésique à son compte en banque. Sur les 400 euros qu'il a touchés en fin de semaine, aujourd'hui dimanche, la machine lui annonce froidement qu'il lui en reste environ... 15. C'est décidé, pour la suite, il retire 50 euros et me refile sa carte pour la soirée, avec consigne de refuser de lui donner même sous la pression, fût-elle ambrée.

La semaine qui suit, Olivier décroche un entretien pour un travail intéressant en France, voilà pourquoi le week-end qui suit sera son dernier. Il promet à ses amis de revenir les voir, garde contact, embrasse tout le monde à la mort, à la vie. Le frère d'Hocine est là pour le week-end, et avec le départ d'Olivier, ça fait une vraie bonne raison de se faire péter le foie. Embarqués à sept dans un taxi qui s'amuse à lâcher le volant à 80 pour rigoler le long de Merrion Square, embringués dans une boîte pleine comme un oeuf, la nuit dure longtemps. Les filles, Hélène, Rachel et Lucie se partagent le lit et suffoquent de rire, on ne saura jamais si c'est pour l'état général de la chambre ou si c'est parce qu'au milieu du lit, elles ont trouvé une assiette avec des restes de poulet. Le frère d'Hocine, Abed, est réveillé à neuf heures du mat par le bruit d'une boîte qu'on décapsule. La journée d'Olivier commence, son avant-dernière à Dublin. Avec Rachel et Abed, nous formons un trio qui surveille Olivier, et pourtant, encore ce jour-là, il disparaît. Nous hurle au téléphone qu'il arrive dans deux minutes, part en courant le long de la longue O'Connell Street, et ne nous trouve jamais au rendez-vous au Spire. Je rentre vers deux heures du matin, et ce coup-ci, trouve une bosse sous la couette qui a tout oublié le lendemain.
Les semaines avec Olivier étaient, contre toute attente, très tranquilles. Nous carburions vaillamment au poulet ou aux steacks surgelés avec des chips, au Coca au sucre et à l'eau. La journée, je passe du temps sur internet afin de transmettre mon cv au plus grand nombre de Grosses Boîtes, passe un ou deux entretiens téléphoniques dont un avec une Française en Anglais approximatif des deux côtés de la Manche. Les Français connaissent les mots, mais ont un accent d'appellation d'origine incontrôlée. Je me retrouve à développer le métier fictif que j'ai noté sur mon cv et que je n'ai pas exercé pendant deux ans à mi-temps, puisque c'est celui qui intéresse le plus les boîtes qui m'appellent. J'invente une combine : Sur mon cv, un emploi fictif avec le nom d'une vraie entreprise. Pari risqué, puisque parfois, les agences de recrutement veulent vérifier la véracité de l'expérience, n'étant pas le premier saumon à tenter de remonter le Mississippi. Du coup, s'ils veulent appeler un numéro, je leur en donne un. C'est celui d'Efix, qui jouera le rôle de boss fictif. En cas d'appel, il doit me recommander chaudement en admettant mes qualités d'employé modèle, standard, dévoué et gagneur. Un grand merci à lui d'avoir accepté. Je distribue grâcieusement mes deux feuilles de vie (fictive et vécue) dans les boîtes d'intérim et de recrutement. Au terme de ces trois semaines de douce cohabitation, je me retrouve à battre le pavé dublinois, un matin ensol(mm)eillé, de retour à mon point de départ, Abraham House, auberge de jeunesse éternelle, et vraiment seul. Nous sommes le 5 février, ça fait presque un mois que je suis là, et je n'ai toujours pas de travail, je viens de perdre ma presque maison. Mon stress est proportionnellement inverse à l'argent qu'il me reste sur mon compte en banque que je ne peux même pas consulter sur internet d'ici. Le moral ? Il est pourtant bon. Je ne désespère toujours pas de trouver l'Eldorado, et puis, Olivier m'a donné un beau coup de pouce. Il ne m'a pas enlevé l'épine du pied, mais par contre, l'a coloriée en vert, c'est moins désagréable. Il m'a permis de gagner du temps, de prendre des contacts, de rencontrer des gens, de me nourrir de poulet et de quarter-pounders (steaks hachés) surgelés, "ce soir, on fait du riz ? Ca va changer des pâtes.",de me découvrir une passion pour les chips au vinaigre, et de faire une overdose de Noir Désir et de System of a Down. Sa maison va me manquer, comme il le dit, "my shit house, don't matter", avec son salon et sa moquette pourrie, son polonais qui vient fumer dans le salon et que je ne vois que se faire du café et du ragoût, son matelas défoncé au milieu du jardin sur lequel Olivier pisse en fin de soirée, sa chambre glaciale et la clé au fond de ma poche qui me dit que ce soir, je ne dormirai pas dehors. Pourquoi j'avais la clé ? Si Olivier ne me l'avait pas donnée, on aurait dormi tous les deux dehors, tiens.

Citation : Dialogue avec Abed.
"Il y a quand même vachement de Français ici, à Dublin."
Lui : "Ouais, c'est dingue. En fait, nous, les Français, on est les Arabes de l'Irlande !" joli pied-de-nez algérien en arabesque...


NdA, c'est avec un vrai plaisir que j'aurais mis des photos que j'aurais prises moi-même, si seulement je ne m'étais pas fait tirer mon appareil-photo à l'auberge durant ma première semaine. D'ici là, voici d'autres photos prises par d'autres gens, les miennes viendront, patience. Merci donc à Ragile, et à GranDavid pour leur contribution sans doute consentante.

PS : Si jamais un jour vous voyez un saumon remonter le Mississippi, envoyez-moi un mail, hein.

mercredi 20 juin 2007

Le septième jour...




Intro : Tout d'abord, je remercie tous mes fans, ultra-nombreux, inconditionnels et dévoués, groupés en clubs très fermés de supporters à-travers le bl...globe, qui, sans relâche, m'aspergent de leurs commentaires sarcastiques et parfois de leurs idées lumineuses. C'est comme ça que quelqu'un m'a dit que tu m'aimais encore, serait-ce possible alors, mais surtout qu'elle se demandait pourquoi j'avais mis la B.O en fin d'article, alors qu'elle lisait l'article en passant la musique pendant sa lecture. En moins de temps qu'il n'en faut pour que le gouvernement aligne une réforme liberticide, j'ai donc reconnu l'intelligence de cette remarque, surpris, parce que je ne pensais pas qu'on suivrait ce petit jeu à ce point-là. Voilà pourquoi désormais, Lecteur, mon bel amour, mon cher amour, ma déchirure, la B.O se trouvera en début d'article, pour que tu puisses lire et en même temps écouter de la musique, mais tâche de rester concentré, on m'a déjà dit qu'il fallait Bac + 8 pour comprendre mes écrits, moi qui ai à-peine le Bac.
B.O : Gold Lion, The Yeah Yeah Yeahs, "Gold lion's gonna tell me where the light is"
Bolero, Moulin Rouge, end credits.
Missed Me, The Dresden Dolls.


"Find yourself a girl
And then settle down
Live a simple life in a quiet town,
Steady as she goes"
The Raconteurs, Steady as she goes.



Olivier, je ne le connaissais pas du tout avant de poser mon premier pied sur la lune irlandaise.
(Un petit pas pour moi, un grand pas pour mon humanité). C'était le cousin du pote de la grand-tante par alliance au troisième degré du fils germain de la cousine d'un pote éloigné, vers qui une bouteille par la mer avait été lancée, deux jours avant ma chute libre sur les pavés gris battus par la pluie cordiale. Je l'ai croisé en direct la première fois sur la Messagerie Super Ninstantanée, alors que je prenais lentement mais sûrement mes premiers repères dans ma chambre encore hostel, hostile, pardon.
Premier contact :

08/01/2007
16:44:44
olivier
Last chance to lose control...
moi je suis grand 1m93
08/01/2007
16:44:57
olivier
Last chance to lose control...
manteau bleu
08/01/2007
16:45:02
olivier
Last chance to lose control...
cheveux 3mm


















08/01/2007
16:45:30
olivier
Last chance to lose control...
et toi decrit toi




































08/01/2007
16:46:14
Last chance to lose control...
olivier
A vrai dire, difficile de me rater...
08/01/2007
16:46:27
olivier
Last chance to lose control...
tu es un pote d un groupe de musique et tu connais joris ?
C'est dire si on se connaissait... Et, évidemment, cette phrase qui, à Dublin, je l'apprendrai plus tard, est une véritable institution, un leitmotiv, un emblême, voire un lieu commun :

08/01/2007
16:43:43
olivier
Last chance to lose control...
on se rejoint a 19h30 au spyre

Le rendez-vous à la Grande Pointe, à la Poutre de Bamako, ce mélange de lampe halogène de mégalo et de phallus métallique, c'est une vieille coutume ancestrale qui date de 2003.

Petite parenthèse informative : Le Spire, " l'Aiguille", est, comme son nom l'indique, une énorme bite dressée vers le ciel, d'un diamètre de 3m à sa base, effilée jusqu'à atteindre un diamètre de 15cm à sa cime, haute de 120 mètres. Elle surplombe tout Dublin, balayant toute la ville de son regard borgne et circulaire, abritant les rendez-vous de toutes les heures et de toutes les saisons. A sa place, se trouvait jusqu'en 1966 la colonne de Nelson, capitaine... anglais. Voilà pourquoi en 1966, l'IRA, pas très contente de cet immense majeur dressé sur l'Irlande planté en son coeur, y déposa, selon les normes vigoureuses et une méthode de fabrication corse, un paquet surprise qui la détruisit à-moitié. Le Gouvernement irlandais et la presse condamnèrent fermement le geste, parce que Nelson, c'était un grand homme, qu'il méritait d'être en tête de colonne, et, finalement, se bousculèrent du coude pour s'avouer que bon, c'était pas bien de faire ça, mais que, finalement, elle était pas si belle, cette colonne, on n'osait pas le dire tout fort, mais on le pensait à l'intérieur de nous depuis longtemps. Du coup, le gouvernement acheva le boulot de l'IRA, faisant détruire par l'armée irlandaise, celle-là même qui organisait parfois des battues et autres chasses à courre à la poursuite des diamants verts les restes de cette maudite colonne. Retenant les leçons de l'Histoire, ainsi que les lois de la biologie selon lesquelles l'introduction d'un corps étranger (et surtout anglais) dans un autre corps induit le risque qu'il y ait rejet, l'Irlande commanda sa nouvelle virilité à un architecte anglais. J'imagine qu'ils ont pensé la pointe très effilée à sa cime pour que les kamikazes irlandais aux commandes d'un avion anti-tours n'aient pas la tâche facile du premier coup. Ou alors que le Spire ne soit qu'une gigantesque antenne de transmission d'informations pointée sur Orion, utilisée par le Gouvernement Irlandais pour vendre la Terre aux Elohims, c'est vous qui voyez. Revenons à mes boutons.



C'est ainsi que, vers 20h15 (j'avais pas entendu mon réveil...), je fis la connaissance, au Spire, d'un manteau agricole bien de chez nous, d'un bonnet d'une équipe de baseball quelconque (Les New York Rangers ou Adidas, je ne sais plus), et sous le bonnet, une paire de grands yeux bleus toujours étonnés. Olivier, c'est tout un poème, avec ses rimes riches seulement en début de semaine, ses pieds qui arpentent Dublin surtout la nuit, et surtout, ses verres. Il m'apprend les combines pour bâtir un cv digne de ce nom, m'enseigne les règles élémentaires de la survie en milieu urbano-libéralo-professionnel, me prodigue les mensonges essentiels à connaître, les endroits où aller rapidement.

Petite parenthèse informative : (Encore ?! Oui.)
Mentir sur son cv : Nous sommes encore très nombreux à débarquer sur Dublin avec nos beaux cvs tous neufs, enivrés de nos rêves, entre Si c'est un Curriculum et Achetez VadeMecum. Ce qu'il faut savoir, c'est que la plupart des informations qu'il contient est quasiment invérifiable parce qu'invérifiée. Les boîtes de recrutement, déjà contentes d'avoir un employé potentiellement modèle, de le rediriger vers une grosse boîte (à informatique, à chaussures, à nuit), et faire péter la caillasse, ne vont pas s'amuser à vérifier tout ce qu'on raconte sur notre cv, année par année, info par info, numéro de téléphone par numéro de téléphone. Voilà pourquoi gonfler un peu son expérience est un jeu assez marrant. C'est ainsi que, lisant mon nouveau cv, j'ai appris que j'avais été serveur à mi-temps pendant deux étés et réceptionniste-modèle-vendeur-nettoyeur-informaticien-gogo danseur pendant deux ans complets, à mi-temps avec mes études d'ornithologie appliquée en milieu post-cubiste.
Evidemment, pour être un tantinet crédible, il s'agit de glisser le mensonge minuscule entre deux feuilles de papier à cigarette sur le cv, qu'il ne se voie pas trop et qu'il ne laisse pas trop de traces au carbone 14. Il est par exemple assez maladroit de noter sur son cv des études de vingt ans de chercheur en Physique Théorique et Quantique à la NASA de Melun avec Option Macramé quand on a en réalité un CAP Coiffure et Boucherie, un BTS Informatique et Libertés, ou pire, une Maîtrise d'Histoire, de Lettres ou d'Anglais.

Olivier se gratte le bonnet, fronce les sourcils, calcule la possibilité d'avoir bossé à mi-temps dans cette période-là, raccourcit mon contrat virtuel, allonge un CDD, me remet une formation, me rend Docteur ès Excel, Prof de Powerpoint, chercheur en Service en Salle, Haut-Dignitaire en Débit de Boissons, très bon travailleur en équipe, bilingue Français-Anglais-Espagnol-Hongrois-Belge-Suisse-Québécois. Je prends des notes frénétiques sur ce qu'il faudra que je modifie, sur le carton de mon premier repas irlandais, un hamburger MacDo, me promets d'acheter un téléphone portable le lendemain, de faire les démarches pour être inscrit à la Sécu irlandaise, miracle économique qui permet de cotiser toute sa vie et ne pas avoir de retraites, obtenir mon Personal Public Service number et pouvoir travailler sans voir mon salaire taxé à 40 %. Je souffle ? Non, même pas.



Dans ma chambre, je fais la connaissance d'un sympathique couple français (ai-je déjà dit qu'il y a beaucoup de Français à Dublin ? Non ? Ai-je déjà dit que dans la rue, on entend aussi souvent parler Français, Italien, Espagnol qu'Anglais ? Non ? C'est chose faite.) Ils sont venus, pétris d'espoir dans ce merveilleux Eldorado (Céline, l'Eldorado n'est pas un état des Etats-Unis, au fait.), prometteur immobilier, fourmilier professionnel, selon les dires des amis et de Zone Interdite. Il y a un nombre incroyable de gens venus ici parce qu'ils ont vu le fabuleux destin d'une homélie de poulains rares mis en scène sur M6 qui trouvent amour, gloire et beauté en quelques jours sur Dublin, Place To Be, ville lumière fantasque, bonheur cosmique, paradis fiscal. Alors la première semaine, je me démène, parce qu'ils sont encore moins bien informés que moi, encore plus que si j'étais tout seul, juste parce que, mort de prétention,d'orgueil et de challenge personnel, j'avais envie d'être incollable pour répondre à leurs questions angoissées, et les tirer le plus rapidement, comme moi, de ce labyrinthe de vieille moquette et de draps communs. Les premiers jours sont assez difficiles, puisque le janvier dublinois est, en plus d'être sympathiquement pluvieux et cordialement humide, terriblement froid. Je passe le plus clair du temps (entre 8h et 15h30, après il fait nuit) dehors, à prendre des contacts pour un logement la plupart du temps indécent, à me perdre pour me rendre à un endroit, à marcher trois heures pour visiter une chambre pourrie mais chaleureuse, à essayer de négocier par téléphone avec un Irlandais que je n'arrive pour le moment pas à comprendre entièrement.
Alors que j'attends pour obtenir mon PPS Number, (sur mon ticket, est marqué 184. Sur l'afficheur lumineux, 38. J'ai encore la force d'en rire, je suis là seulement depuis trois jours.), je décroche mon premier entretien sur un mélange entre coup de force linguistique et mensonge éhonté.
Le boulot ? Etre aide en ligne sur un jeu de rôle en ligne, le bien nommé World of Warcraft. L'entretien téléphonique se déroule comme s'ensuit, traduit par mes soins :
"Allô, monsieur Clément ?"
"Oui ?" Fais redescendre la tension, merde, c'est qu'un boulot. Ok, c'est ton premier, mais rien n'est gagné, alors assure, c'est qu'une corde très raide où t'as pas le droit à l'erreur, après tout.
"Je viens de recevoir votre candidature, vous avez postulé pour un poste de Maître du Jeu, et vous avez indiqué que vous aviez notamment passé plein de temps sur World of Warcraft ?"
"Ou....ouiiiii ! Tout à fait." Meeeeerde, j'ai écrit que j'avais joué à ce jeu parce que c'était un must du RPG online, en fait, j'ai jamais joué, je sais juste à-peu près qu'un troll, c'est vert et ça pue, et que niveau 24, ça peut porter une masse d'Agranemthür +1 +5, c'est tout...
"Mais vous savez, j'ai passé beaucoup plus de temps sur Ragnarok Online."
"Oui, mais ça, on s'en fout. Vous en êtes à quel niveau, dans le jeu ?"
"Heu..." Meeeerde encore. Comme je ne connais pas le jeu, je n'ai aucune idée du nombre de niveaux, moi. Allez, immédiatement, comme ça, je tape dans le "ça me semble encore niveau débutant", et "ça fait un tout petit peu joueur avancé". "Heuuuuuu.... Niveau.... disons...25 ?!"
"Ah, très bien !" Ouuuuffff, ça existe...
La voix reprend : "C'est pas nul, comme niveau, ça. Vous pouvez venir passer un test-entretien, demain ? Disons, demain matin, 9h30, à Baggot Street. C'est simple, pour y aller, vous allez leftrightstraightforwardfuckfuckfuckparonomasePrieurédeSiondownupupDublinSaintStephen'sGreenstraight."
"Euh, d'accord, j'y serai."
"N'oubliez pas, c'est le nineseventyfourhundredsnottoobadthanksamilliononetwo."
"Gloups. Pas de problème."
Je raccroche. Je pense très vite. Me voilà en face de deux problèmes à résoudre, je dresse un plan de guerre et d'urgence. Premier problème : j'ai dit oui à tout, maintenant, en un après-midi, il faut que je me renseigne à fond sur ce putain de jeu. Je dégaine mon portable et appelle sans trop hésiter un contact en France (Oui ! C'est toi ! Merci de ton aide.) qui pourrait éventuellement me sauver la vie en me brieffant synthétiquement. Pas de pot, elle ne peut rien pour moi.
Deuxième problème, savoir où tout ça se déroule. Comme tu l'auras compris, Lecteur, mon Lecteur !, l'adresse précise et la route pour y aller ne m'étaient pas précisément tombées dans l'oreille. Je vais sur Mappy, et inscris maladroitement les rues, dessine un schéma rudimentaire.
Je passe l'après-midi sur les forums, je lis tout sur le jeu, deviens, j'y crois pour le moment, incollable pour le lendemain, je bosse mon sujet à fond.
Lendemain matin. Frais, dispos, motivé pour ce premier test en conditions réelles sans caméra cachée. Evidemment, je me perds dans Dublin. J'arrive avec 20 minutes de retard, tout ça parce que j'ai confondu D'Olier Street avec Westmoreland Street, ce qui va bien faire rire le public dublinois qui a encore le courage de me lire. J'ai perdu 6 litres d'eau, 3 kilos de ventre, et 5 grammes de confiance en moi, j'étais parti avec 6. Pas de problème, on me sourit, me demande de m'asseoir, alors que je m'éponge encore péniblement le front et que je masse mes tibias et mes mollets ultra-douloureux. S'ensuit le test, d'une difficulté rigolote, accroche-toi :
"Bon, monsieur Clément, tout va bien, installez-vous. Alors, commençons, vous faites partie de la Horde, ou de l'Alliance ? (dans ce jeu, on choisit son personnage en fonction de deux camps.)"
"Euh... De l'Alliance." (parce que j'suis un gentil.)
"Tiens, c'est marrant, hier, vous m'aviez dit la Horde. Mais j'ai dû me tromper."
Stupeur, tremblements, sueur, sourire crispé.
"Vous pouvez me donner votre nom de compte et votre mot de passe, s'il vous plaît ?"
Aïe. Ca, c'est ultime. Sans avoir jamais joué, c'était difficile à trouver, puisqu'en plus, c'était ultra-vérifiable et fait pour être contrôlé.
"Euh.... Attendez... bon sang, je m'en souviens plus, faut dire que j'ai arrêté de jouer il y a six mois." Vas-tu me croire, Lecteur, si je te dis que même ça, c'est passé ?
"Bon, aucun problème, vous nous le donnerez quand vous l'aurez retrouvé. Je vous donne les feuilles, bonne chance."
Je commence à feuilleter le dossier de test, histoire de survoler les questions, espérant que sur la dernière page, figure une petite note, "Si vous voyez ce message, sachez que ces questions sont juste là pour déconner, qu'elles ne servent à rien, vous êtes pas obligé d'y répondre. En tous cas, pas sérieusement." Mais désespérément rien. Il y a même une petite charte sur la confidentialité du test, que j'ai le droit de ne rien divulguer avant treize ans et deux jours, sans quoi je suis hors-la-loi et passible d'un séjour dans une prison Galgamothienne, sous la surveillance de deux Balrogs en liberté.
Et là, je sèche cruellement sur les questions, plutôt destinées à tester la connaissance ultra-profonde du candidat, donc son temps passé à jouer, et par là, son absence de vie sociale.
"Quelle est, d'après vous, la particularité du bassin de Zorhtaroth ?"
"Si on vous demande d'aller terrasser un Morghûl qui se trouve à l'Orient de Partorith, que faites-vous ?"
"Est-ce que la phrase "Hin, hin, qu'il est con, ce Bargarith" vous fait rire ? Si oui, en quoi ? Expliquez."
"Si on vous propose de jouer "Coudes à terre, bille à bière", ça veut dire quoi ?" (Que c'est une splendide contrepèterie que je viens de trouver, réponds-je.)
Alors je me lance, je tente des réponses, je joue à poil, j'étoffe, j'écris des diagnostics d'astrologue, assez vagues pour tout dire, assez imprécis pour être recalé sans remords, mais je n'en suis plus à mon premier mensonge éhonté, et je fonce. Quitte à être viré, je me permets des blagues comme réponses aux questions, même. A la question "Pourquoi voulez-vous être Maître du Jeu ?", je réponds "Parce que c'est cool d'être Dieu." A la fin du test, l'examinatrice lit mes réponses, sans un voile entre les sourcils, sans une réaction.
"Merci beaucoup, monsieur Clément, maintenant, nous allons faire un test de dactylographie."
Je fais le test sans aucun problème, et je rends la feuille en leur disant "J'ai corrigé les fautes d'orthographe, c'est bien ? C'est mieux ?" La feuille à recopier pour voir si on savait où était la touche "a" était la mini-charte, en Français.
La réponse tombe dans l'après-midi, je reçois un coup de fil derrière la nuque.
"Excusez-moi, je suis désolée, monsieur Clément, mais je crois que vous ne connaissez pas trop le jeu."
"Aaaaah bon ? Mince, alors..."
Premier job. Il me faut regarder le calendrier les yeux écarquillés pour réaliser que ça ne fait que quatre jours que je suis à Dublin.